« Il y a 3 ans, nos salariés freinaient des 4 fers face à une formation à l’intelligence artificielle. Ils avaient peur que ce soit la première étape de leur remplacement par des robots. Aujourd’hui, on est obligé de prévoir des sessions supplémentaires tellement il y a de demandes. » Un tantinet désabusé, cet entrepreneur subit de plein fouet « l’effet ChatGPT », du nom de l’outil d’IA mis en ligne par OpenAI en novembre 2022.
Depuis, les salariés se ruent sur les formations à l’IA. Pourtant, le débarquement de fonctionnalités dopées à l’IA dans les logiciels métier laisse penser que l’adaptation se fera naturellement. « Il n’y a pas besoin de former les collaborateurs à des applications quotidiennes dans lesquelles l’IA a été intégrée, confirme Stéphane Roder, PDG et fondateur du cabinet de conseil spécialisé AI Builders. C’est une nouvelle forme d’interaction entre l’homme et la machine qui naît sous nos yeux. » Pour aller au-delà de ces micro-tâches quotidiennes, une formation en bonne et due forme est en revanche nécessaire.
D’abord, la théorie
Place d’abord à la théorie. « Tout le monde pense savoir ce qu’est l’intelligence artificielle parce qu’il a utilisé ChatGPT. Mais c’est faux », soupire Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA, le laboratoire sur l’intelligence artificielle créé par le Ministère du travail avec l’Inria. Pour qu’ils puissent en tirer les cas d’usage les plus pertinents, les salariés doivent comprendre les ressorts technologiques de l’IA. Et c’est plus rapide qu’on ne croit : seulement « 8 minutes, montre en main » sont nécessaires pour maîtriser régression linéaire et classification, assure Stéphane Roder. « Ce sont des mathématiques appliquées très simplifiées », reconnaît-il. Mais qui suffisent à défricher le terrain.
Il ne faut donc pas avoir peur de se confronter à des notions arides, plutôt que de prendre le sujet par le petit bout de la lorgnette : les outils d’IA. « C’est une discipline qui est trop structurante par les outils qu’elle va contribuer à générer. Et avec des effets trop massifs pour limiter la formation à l’outil que le collaborateur utilisera », prévient Yann Ferguson. Une introduction plus généraliste « l’aidera dans l’usage des outils qui pourront se succéder ». Car les logiciels d’IA d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux de demain… Or « on a l’impression que l’IA évolue vite parce qu’il y a un foisonnement de produits. Mais la technologie qui les sous-tend n’a, elle, pas changé », rappelle Stéphane Roder.
Les entreprises peuvent aussi se saisir de cette opportunité pour fidéliser leurs équipes. « Former les salariés à l’IA relève de la mission sociétale de l’employeur, estime Yann Ferguson. Il ne doit pas former gens simplement dans l’optique qu’ils soient plus productifs ou performants à court terme. Mais contribuer à les former en tant que citoyens sur ces sujets importants. » Ces derniers en retireront « une satisfaction » qui participera à un moindre turn-over.
Puis la pratique
Pas question d’en rester à la théorie. Ce serait contre-productif au vu des présupposés que charrie l’IA. « Quand on entre dans le concret d’un projet d’IA, si l’imaginaire n’est pas factualisé, alors ce sera difficile d’embarquer le collectif vers la création de cas d’usage, souligne Yann Ferguson. Les mythes autour de l’IA vont agir comme le monstre du Loch Ness : personne ne le voit mais il empêche d’avancer. »
Or salariés et dirigeants doivent s’ouvrir aux nouveaux horizons que leur impose l’IA. Notamment dans la manière dont les outils dans lesquels elle s’incarne seront utilisés. L’expert de l’Inria prévient ainsi que « ces outils sont, par nature, très différents des outils que les entreprises ont l’habitude d’utiliser ». « Ils évoluent et leur mode d’emploi, c’est-à-dire les situations d’usage dans lesquelles ils délivrent leur performance, n’est pas toujours connu à l’avance. » Ce sont les usages qui construisent le mode d’emploi : « on appelle cela les compétences émergentes : elles ne sont pas du côté du système mais du côté des utilisateurs ».
Ce qui inverse la dynamique traditionnelle de la formation : des sachants qui délivrent leur savoir à des néophytes. Or l’intelligence artificielle fait voler en éclat cette assertion puisque ce sont des usages dont découleront les enseignements. Yann Ferguson, également docteur en sociologie, souligne que « lorsque l’entreprise investissait dans un outil, c’était pour s’assurer qu’elle ait un collectif prévisible dans ses pratiques et ses usages ». D’une certaine manière, pour « mieux contrôler les pratiques professionnelles ». Les dirigeants doivent donc se résoudre à faire un saut dans l’inconnu.
Les écueils à éviter
Limiter les usages de l’intelligence artificielle avec une formation trop terre à terre serait contre-productif. Or beaucoup d’entreprises corrèlent cette formation à un projet d’intégration de l’IA. « C’est souvent le même prestataire qui met en place l’outil et qui délivre la formation, observe Yann Ferguson. Il se transforme alors en évangélisateur, sans développer le sens critique des collaborateurs. Mieux vaut découpler la formation du projet et travailler avec un autre prestataire. »
Reste enfin à s’assurer que la formation a été efficace. Pour cela, le LaborIA planche sur « un outil de mesure des compétences IA ». Qui pourrait déboucher sur une certification, à la manière du TOEIC ou du TOEFL pour l’anglais. Et devenir un référentiel commun, y compris au moment du recrutement.