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Victor Warhem (cepFrance) : « Sans soutien allemand, il n’est pas possible de construire une politique économique indépendante »

Victor Warhem
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Dans sa relation avec l’ogre chinois, l’Union européenne est pénalisée par sa dépendance à la production chinoise et l’incapacité de ses États membres à établir une doctrine commune.

Victor Warhem est économiste au sein du Centre de politique européenne (cepFrance), un think tank indépendant qui étudie les positions françaises en matière de politique européenne, économique et internationale. Alors que la guerre en Ukraine a bousculé la géopolitique mondiale, il analyse la marge de manœuvre de l’Europe et tout particulièrement de la France dans le conflit économique qui l’oppose à la Chine.

Comment se présente aujourd’hui le rapport de force économique entre la Chine et l’Europe ?

Victor Warhem : La relation est aujourd’hui assez déséquilibrée. On importe beaucoup plus de produits chinois qu’on exporte de produits européens. Ce déséquilibre n’a fait que croître depuis les années 90 et la conclusion d’accords commerciaux entre l’Europe et la Chine. Il se caractérise par une asymétrie en termes de volume d’échanges mais aussi d’ouverture des économies. L’économie européenne a permis aux importateurs chinois d’écouler plus facilement leurs produits que l’inverse. Les Européens ont davantage ouvert leurs investissements aux Chinois que l’inverse. Il faut garder à l’esprit que la Chine est une grande économie assez peu ouverte, ce qui est normal puisqu’elle dépend essentiellement de ses produits pour sa propre consommation intérieure. Pour la Chine, l’Europe est donc un partenaire économique très important, si ce n’est le plus important. Nous sommes sa première source d’import et l’une des premières destinations d’export.

Quelle est la marge de négociation de l’Europe avec la Chine ?

V.W. : L’Europe peut tirer parti de ces interdépendances. Mais l’exemple russe prouve qu’il est compliqué de faire fi des dépendances dans certains secteurs, comme l’énergie : l’Europe ne dispose pas d’infrastructures pour acheminer le gaz et n’a pas accès à d’autres réserves de gaz. Or la Chine peut se montrer plus agressive que la Russie parce qu’elle sait qu’elle a les moyens de menacer l’Europe si celle-ci entrait en conflit frontal avec elle. Il faut donc essayer de réduire les dépendances trop dommageables en cas de conflit géopolitique d’ampleur. Ce n’est pas simple car la Chine dispose d’une économie diversifiée, qui monte en gamme et produit de la haute technologie. Elle fait aussi preuve de résilience, avec des réserves énormes au sein de la Banque centrale chinoise, dont la composition des actifs est obscure. Tout juste sait-on que le pays a engagé une dédollarisation pour contrebalancer l’influence américaine. Si un conflit impliquant la Chine et les États-Unis ou l’Europe survenait demain, difficile de savoir qui seraient les perdants dans l’affaire…

De quels leviers l’Europe dispose-t-elle pour protéger ses intérêts économiques ?

V.W. : La France pratique le friend-shoring : pour limiter au maximum sa dépendance à la Chine, elle cherche des ressources dans les démocraties libérales quand cela est possible. Cela devrait conduire l’Europe à se rapprocher des États-Unis et à davantage s’aligner militairement, économiquement et en matière de politique étrangère. Nous en avons la preuve aujourd’hui avec les achats de F35 par plusieurs pays européens, qui préfèrent acheter des avions militaires américains que des Rafale français…
Économiquement, l’idée est d’établir des normes communes à l’Europe et aux États-Unis pour les technologies de demain. C’est l’idée derrière le Conseil du commerce et de la technologie. Cela aboutira à l’interopérabilité des systèmes et permettra aux entreprises de partager les mêmes marchés. À terme, ces normes s’imposeront vis-à-vis des normes chinoises. Et cela suscite la frustration de la Chine, comme dans le cas du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Adopté par l’Union européenne pour contribuer à la transition écologique, il reviendrait en réalité à taxer très fortement les importations chinoises.

L’Europe ne peut-elle donc pas mener de politique économique indépendante de la Chine ou des États-Unis ?

V.W. : Construire une troisième voie économique, indépendante à la fois de la Chine et des États-Unis dépendra de l’Allemagne. La France aimerait soutenir cette troisième voie. Mais l’Allemagne ne l’entend pas de cette oreille. L’idée de faire émerger des champions européens est un discours français, pas allemand. D’abord parce que subventionner des entreprises européennes n’est pas envisageable pour l’Allemagne. Ensuite parce que son modèle économique ne repose pas sur des champions qui emploient des dizaines de milliers de personnes mais plutôt sur un « Mittelstand », qui regroupe des entreprises de taille moyenne, avec un modèle familial, spécialisées dans des domaines souvent industriels, qui écoulent leur production partout dans le monde. Cela explique qu’elle soit un des premiers pays exportateurs vers la Chine mais aussi un des premiers importateurs de produits chinois : elle importe des outils à faible valeur ajoutée qu’elle transforme avant de les réexpédier vers la Chine. Cela alimente son propre secteur manufacturier. Alors l’idée de protéger l’industrie européenne pour faire émerger des champions à la Friedrich List paraît difficile. Cela dit, ce discours a évolué depuis le début de l’année et la guerre en Ukraine parce que l’Allemagne prend conscience qu’elle doit aussi réduire sa triple dépendance : commerciale à la Chine, militaire aux États-Unis et énergétique à la Russie.

Est-il possible d’envisager une forme de coopération vertueuse entre les économies chinoise et européenne ?

V.W. : Je ne pense pas qu’il soit possible de se mettre d’accord pour jouer avec les mêmes règles du jeu. En Chine, l’idée d’une relation déséquilibrée au profit des Chinois est normale. Ils estiment que la réciprocité n’a pas lieu d’être dans un monde fondé sur les relations de force. On peut au mieux imaginer un pacte de non-agression. Mais en l’état, difficile d’imaginer un partenariat plein et entier où les deux parties seraient respectées de la même manière.

Biographie
Victor Warhem est économiste au sein du Centre de politique européenne (cepFrance) depuis juillet 2019. Il dispose d’une licence en sciences sociales et d’un master d’économie obtenus à Sciences Po Paris, respectivement en 2013 et 2016. Après avoir travaillé au sein du service économique de l’Ambassade de Vienne ainsi que dans la section Global Risk Portfolio de Natixis en 2014 et 2015, il a travaillé dans l’univers des start-up. Il a également contribué aux travaux des associations The Shift Project et Mouvement Européen concernant la transformation économique de la France.

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