« On n’est jamais mieux servi que par soi-même » est un proverbe qui sied parfaitement à la normalisation. Pour obtenir un avantage compétitif majeur, les entreprises espèrent que leurs innovations deviendront des normes, auxquelles leurs concurrents seront alors obligés de se soumettre. Une façon pour elles d’avoir une longueur d’avance. Et cela se décide dans des instances très politiques que sont les comités techniques des organismes de normalisation. En France, c’est l’Association française de normalisation, plus connue sous le nom d’Afnor, qui chapeaute cette stratégie. Interview avec Alexis Fulchéron-Castaldi, analyste et conseiller international au sein du groupe.
Quel rôle l’Afnor a t-il dans l’influence de la France sur les normes internationales ?
Alexis Fulchéron-Castaldi : Notre influence se joue à trois niveaux. D’une part, lorsque l’Afnor est consultée par la Commission européenne sur différents sujets, comme par exemple sur le reporting extra-financier. La réponse à ces consultations est préparée avec le Comité de coordination et de pilotage de la normalisation (CCPN), qui est en quelque sorte l’organe suprême de gouvernance de la normalisation en France. Il arrête les positions des représentants français au sein du comité ISO et du Comité européen de normalisation (CEN). Notre but est de mettre en musique toutes les positions des acteurs tricolores pour les porter au niveau international.
Notre deuxième action repose sur la coopération. Nous sommes membres du CEN et nous travaillons donc avec nos homologues allemands, italiens ou espagnols pour évoquer des sujets majeurs. Lorsque nous faisons des propositions communes, nous savons que cela aura davantage de poids dans les discussions internationales.
Enfin, notre influence passe également par notre capacité à générer des externalités de réseau. Notamment en diffusant des informations-clés sur la participation aux activités de normalisation et en en soulignant les bénéfices. Nous produisons notamment notre Baromètre international pour la normalisation. Cela afin de traduire l’influence de la France dans les instances de la normalisation.
Qu’est-ce qu’une stratégie offensive peut apporter en termes de normalisation ?
A. F.-C. : Une stratégie offensive vise à faire en sorte d’être en capacité de prendre soi-même les décisions, avant qu’on nous les impose. C’est comme pour les élections : personne n’aime que l’on décide à sa place. Les enjeux sont énormes parce que les normes donnent un avantage politique aux entreprises pour sécuriser leurs innovations sur des marchés aux enjeux internationaux.
Les entreprises sont-elles conscientes de ces enjeux ?
A. F.-C. : Les entrepreneurs français ont encore du mal à réfléchir en termes de chaîne de valeur. Aujourd’hui, ils s’empressent de déposer un brevet lorsqu’ils innovent. Mais une innovation seule ne tient pas la route. Si cette innovation n’est pas présentée à tous les acteurs de la filière, elle perd de sa pertinence car elle a besoin d’un portage collectif. Or le lieu où les entrepreneurs peuvent tâter le terrain pour cela, c’est précisément dans une instance de normalisation. Il faut donc un tandem entre innovation et normalisation pour qu’une innovation se développe au sein d’une filière, d’abord, puis à plus grande échelle, ce qui exige de prendre en compte l’environnement européen et international. La norme est un boulevard vers le développement international.
Notre travail doit aussi prendre en compte le fait que le tissu économique français repose beaucoup sur les petites entreprises. Elles sont moins ou pas exposées à l’international. Les grands groupes peuvent investir dans des cabinets de conseil pour être accompagnés sur ces sujets. Pas les petites structures, qui n’en voient pas toujours l’intérêt. Nous espérons un ruissellement vers les petites entreprises.
Rien que le terme leur fait peur…
A. F.-C. : Oui, nous sommes parfois gênés avec le mot norme. Beaucoup confondent la normalisation volontaire et la réglementation, qui impose des obligations. Et nous avons toute une panoplie de termes proches : norme, standard, référentiel, guide… Cela ne nous facilite pas la tâche. Les anglo-saxons parlent de standards et cela passe mieux auprès des dirigeants d’entreprise.
La France est déjà bien positionnée dans l’établissement mondial de normes. Mais elle reste derrière l’Allemagne, au niveau européen. Est-ce un problème ?
A. F.-C. : Le CEN est tiré par un duopole, constitué de la France et de l’Allemagne. Nous travaillons en commun sur beaucoup de sujets, avec des travaux mixtes. Il n’y a pas vraiment de rivalité, plutôt des spécialités : l’environnement, l’économie circulaire, les services dans lesquels la France est en pointe ; les technologies électroniques ou les machines pour l’Allemagne. Cela se reflète dans la production normative. La différence entre les deux pays provient surtout d’une question de moyens. Le comité allemand dispose de davantage de ressources que l’Afnor. Or occuper un secrétariat technique au CEN ou à l’ISO demande des ressources humaines.
Au niveau mondial, la France est surclassée par les États-Unis et talonnée par la Chine. Quelles sont leurs recettes ?
A. F.-C. : D’abord, cela s’explique par une nette différence : les marchés américain et chinois s’auto-suffisent, là où le marché européen est davantage dépendant de l’extérieur. Les 2 pays ont ensuite des approches différentes de la normalisation. La Chine bénéficie de son modèle très centralisé. Cela lui permet de bâtir une stratégie à 5 ans et au-delà. Le pays devient force de proposition sur certains sujets, prend des secrétariats de comités techniques… Tout le contraire des États-Unis qui se désengagent progressivement de l’ISO, comme ils le font de l’OMC. Et préfèrent plancher sur un standard en petit comité, plutôt que de se voir imposer des vues dans un cadre de consensus.
Le récent rapport sénatorial sur la stratégie nationale d’intelligence économique présente l’influence normative de la France comme une priorité. Qu’est-ce que cela signifie pour l’Afnor ?
A. F.-C. : On espère que ça donnera plus de corps aux missions de l’Afnor, qui sont mal connues des entreprises. C’est un signal positif, qui montre que les choses vont dans le bon sens.
Biographie
Diplômé de la Sorbonne ainsi que de la London School of Economics, Alexis Fulchéron-Castaldi a débuté sa carrière en 2020 au sein du cabinet Deloitte en tant que consultant auprès du secteur public. 2 ans plus tard, il intègre le groupe Afnor pour s’occuper des affaires institutionnelles internationales. En septembre 2023, il devient en parallèle membre du conseil d’administration de l’ETSI, l’organisme européen de normalisation en charge des télécommunications.
Pour fournir des spécifications techniques qui pourront servir de base pour des normes, voir des normes harmonisées, il faut des partenariats forts avec lesquels les administrations collaborent. L’innovation se fait avec une prise de risque mesurée, en partenariat avec l’industrie, mais l’innovation fuira l’Europe si des règlements comme l’IA sont promulgués en l’état sans normes et avec un cadre trop contraignant.