105 millions d’euros. C’est la somme levée récemment par la figure de proue française de l’IA générative, Mistral AI. Un montant rarement vu pour une entreprise d’IA européenne. Mais qui ne peut rivaliser face aux milliards de dollars régulièrement levés par leurs concurrentes américaines.
Un phare de l’IA éthique
Mais la France a d’autres atouts pour s’imposer dans le secteur. Très investi dans la réglementation européenne du cyberespace, l’Hexagone cherche à devenir le phare international d’une certaine éthique de l’IA. « La France s’est véritablement positionnée sur ce point, explique Jean Ponce, professeur de sciences informatiques à l’ENS qui contribue à des travaux de recherche de l’Inria, ce qui est certainement une bonne chose. Cela concerne notamment les problèmes (importants) de réglementation des usages et de respect de la vie privée. » Mistral AI met effectivement en avant son éthique afin de se différencier de ses homologues américains, OpenAI en tête – l’entreprise qui a créé ChatGPT – récemment mis en cause par la justice européenne pour non-respect des données personnelles de ses utilisateurs.
L’innovation n’est pas seulement technologique, insiste le professeur Jean Ponce, elle suit aussi une logique de valeurs. « La France accorde une grande importance à des valeurs telles que la robustesse et l’explicabilité, détaille-t-il, mais la frugalité est également un enjeu important pour des raisons environnementales et pratiques. »
Protéger les utilisateurs sans freiner l’innovation
L’enjeu fondamental en Europe est donc de combiner éthique et innovation. Notamment en matière de traitement des données pour l’entraînement des IA. Ainsi, « le RGPD présente des limitations qui peuvent être perçues comme une rigidité dans le traitement des données pour l’entraînement des algorithmes », explique le professeur Jean Ponce. « Il est crucial de trouver un équilibre entre la protection de la vie privée et l’innovation. »
Certains chercheurs défendent une plus grande souplesse quant au contexte d’entraînement des algorithmes d’IA. « Une certaine flexibilité permettrait d’expérimenter avec des données non destinées à la production, accélérant ainsi les progrès dans ce domaine spécifique », défend Stéphane Messika.
Une R&D de qualité mais en danger
La France peut aussi compter sur ses centres de formations qui produisent des chercheurs et des professionnels de haut niveau. Mais un véritable problème se pose quant à la rétention de ces talents. « Il s’agit d’un défi sur lequel tout le monde travaille », précise Stéphane Messika, cofondateur de Cleyrop, data-hub européen. « Les start-up tout comme l’État rivalisent pour attirer ou retenir ces ingénieurs pour lesquels la demande est forte, notamment de la part des entreprises américaines. » Une partie non négligeable de la recherche et développement liée à l’IA s’effectue dans les laboratoires des entreprises, ainsi perdre des professionnels signifie perdre un potentiel d’innovation.
Un frein majeur subsiste pour attirer et garder les professionnels de l’IA en France à la fois dans le public et dans le privé : l’échelle des salaires. En effet, les entreprises américaines ont depuis longtemps mis en place un système de rémunération spécifique pour les chercheurs, permettant une évolution salariale bien plus rapide qu’en France. Les professionnels arrivant sur le marché américain bénéficient donc de perspectives d’augmentation bien plus attractives qu’en France, où les faibles salaires qui perdurent une bonne partie de la carrière constituent un véritable problème.
Le retour des prodiges
Les gouvernements français successifs ont cependant mis en place plusieurs politiques publiques pour soutenir le développement de l’IA et répondre à cet écart salarial. « La loi Pacte permet aux individus de consacrer une partie de leur temps au secteur industriel », explique le professeur Jean Ponce, « et un système de primes a également été instauré dans certains domaines. Le problème des salaires insuffisants, en particulier en début de carrière, reste un problème. Vue la difficulté d’augmenter les salaires des fonctionnaires de manière significative, des primes peuvent offrir une solution partielle, même si elle ne sont pas bien accueillies par tous. »
Aujourd’hui, la France parvient à faire revenir au bercail les professionnels qu’elle a formés, partis à la recherche de meilleures opportunités à l’international. « Par exemple, Mistral AI a été créé par d’anciens ingénieurs ayant travaillé dans des entreprises américaines », illustre Stéphane Messika. Et les pépites de la start-up nation européenne deviennent elles aussi attractives. « Les ingénieurs des grandes écoles aspirent désormais à l’innovation technologique plutôt qu’à des postes de direction dans de grandes entreprises », note encore Stéphane Messika. Un signal prometteur pour l’Hexagone dans un marché où la concurrence est rude.