Le média des entreprises qui construisent la société de demain

Judith Sitruk : « Pour gérer les handicaps invisibles en entreprise, de simples aménagements sont possibles »

Judith Sitruk
© Judith Sitruk

La loi l’impose, mais dédier un budget au sujet ne suffit pas : la neuroatypie et les autres handicaps invisibles demandent aux entreprises de s’adapter aux personnes concernées. Et le soutien des dirigeants est indispensable.

Judith Sitruk est coach, mais pas seulement. Elle pratique, en français et en anglais, le job-coaching, un accompagnement qui favorise l’accession à l’emploi en milieu ordinaire de personnes porteuses d’un handicap invisible – notamment le syndrome Asperger. Diagnostiquée elle-même à l’âge de 57 ans, elle insiste dans son ouvrage L’Asperger au travail (éd. De Boeck Supérieur) sur l’importance de sensibiliser et d’accompagner l’ensemble des équipes sur le sujet, alors que 80% des handicaps déclarés en France sont invisibles. Interview.

Vous avez reçu votre diagnostic du syndrome d’Asperger à 57 ans. En quoi cela a-t-il été important dans votre vie professionnelle ?

Judith Sitruk : Je suis née en Tunisie, dans une famille très nombreuse et plutôt défavorisée. Toute ma scolarité, en France, je me suis sentie « en-dehors ». J’ai été souvent harcelée. À l’époque, je mettais cela sur le compte de mes différences sociales. La réalité, est que j’étais différente, et les enfants sentent très bien les différences. Je suis une personne sympathique, mais atypique. Dans mon travail, cela se traduisait parfois par ce qui pouvait être perçu comme une forme d’agressivité. J’étais assistante de direction, et même si j’aimais beaucoup le contact avec les gens, je détestais ce métier. J’étais désorganisée, très peu efficace… Puis, après avoir vécu aux États-Unis, je me suis retrouvée assistante RH dans une grosse boîte de micro-électronique. Cette période s’est soldée par une dépression, une rupture conventionnelle et un bilan de compétences très poussé. J’ai rebondi et je me suis formée au coaching à Genève. L’hôpital psychiatrique de ma région m’a proposé une expérience auprès d’un groupe d’adolescents Asperger pour les accompagner dans le monde professionnel. Ce premier « job coaching » a très bien fonctionné et m’a permis de rencontrer des personnes qui m’ont fait prendre conscience que, moi aussi, j’étais porteuse du syndrome d’Asperger. Lors de mon diagnostic, j’ai découvert que mon intérêt spécifique était le « génie humain », ce qui explique que je me sens bien avec les autres et que je ne subis pas de fatigue sociale lorsque j’exerce mon métier. Tout cela a été une libération, un soulagement : j’ai eu l’impression de me découvrir une seconde vie. J’ai même pu expliquer ma différence à plusieurs de mes anciens managers.

Qu’est-ce que cela implique, pour une entreprise, de recruter une personne porteuse d’un handicap invisible ?

J. S. : Mes clients choisissent de travailler avec moi. Ils sont donc déjà dans une démarche engagée. Ce n’est pas le cas de toutes les entreprises, pour qui, souvent, le simple fait de respecter la loi en ce qui concerne le recrutement de personnes handicapées est vécu comme une réelle contrainte. Il existe aussi des différences culturelles. Aux États-Unis, par exemple, les profils neuroatypiques sont extrêmement valorisés : les patrons veulent apprendre des gens qui pensent hors des sentiers battus ! Ce n’est pas du tout vécu comme un problème, mais comme une richesse. Cependant, dans tous les cas, ils doivent accepter de mettre en place ce que l’on appelle des aménagements raisonnables.

La loi, en France, impose en effet aux entreprises de 20 personnes ou plus d’employer au moins 6% de personnes handicapées. Les dirigeants portent-ils suffisamment le sujet ?

J. S. : Les entreprises concernées allouent des budgets dédiés. Mais au quotidien, il peut persister des situations de harcèlement ou d’indifférence. Selon moi, c’est parce que tout est laissé aux mains des collègues ou du manager direct. Or, il faut une vraie volonté à la « tête » de l’entreprise pour que les choses avancent dans le bon sens.

En quoi constituent les aménagements raisonnables que les entreprises doivent mettre en place pour les personnes porteuses du syndrome d’Asperger, par exemple ?

J. S. : Les autistes Asperger ont souvent des hyper-sensibilités. À la lumière, aux bruits, aux odeurs… Impossible, par exemple, de travailler en open-space. Il leur faut, a minima, un casque anti-bruit. Les temps de pause peuvent être différents : il peut être nécessaire de prévoir un endroit où pouvoir se retirer. Ils ne sont pas spontanément adeptes de la pause-café avec les collègues.

Comment faire pour sensibiliser le reste de l’équipe aux aménagements nécessaires ?

J. S. : Il est important de comprendre qu’il est extrêmement fatigant, pour les personnes qui sont différentes, de devoir s’adapter en permanence. Mon travail va au-delà du coaching de la personne concernée. J’interagis avec le DRH, le manager direct, le médecin du travail, le référent handicap… et, bien sûr, l’ensemble des collègues. Pour être sereine au travail, une personne doit comprendre qu’elle a le droit d’être qui elle est. Il faut accepter de trouver des moyens pour qu’elle puisse se concentrer. J’insiste : tout cela est possible. On l’a bien vu avec le Covid : les entreprises ont changé toute leur organisation en un temps record pour respecter les consignes. Créer un cadre adapté aux personnes porteuses de handicap invisible est complètement faisable.

Quelles peuvent être les difficultés à collaborer avec une personne neuroatypique ?

J. S. : Il peut exister un grand sentiment de frustration. Une personne qui a une pensée « globale » plutôt que « séquentielle » a des idées en permanence. Elle passe son temps à nourrir son cerveau. Le résultat, c’est qu’elle a une vision à très long terme, qui dépasse parfois le stade de développement de l’entreprise dans laquelle elle évolue. Parfois, la direction va arriver aux mêmes conclusions qu’elle, mais des mois plus tard. Cela peut générer une impression de perte de temps, très difficile à gérer. Les personnes atypiques et neuroatypiques ne parlent tout simplement pas la même langue. Sans un traducteur pour les aider à communiquer, au moins au début – le temps qu’ils se familiarisent les uns aux autres, qu’ils s’apprivoisent et se comprennent un minimum – la situation peut être tendue. On peut croire qu’une personne est incompétente, ou même paresseuse et profiteuse. Cela est dû en grande partie au fait que la différence peut être vraiment invisible et que certains collègues n’acceptent pas les aménagements accordés.

Biographie

Judith Sitruk accompagne des leaders ainsi que des managers de tout niveau en coaching individuel ou d’équipe. Experte dans l’accompagnement des personnes à haut potentiel intellectuel et autres formes de différences invisibles dont le syndrome d’Asperger, elle accompagne à la fois la personne et le collectif dans lequel elle évolue. Judith Sitruk a vécu et travaillé en France, en Belgique et aux Etats-Unis. Elle est basée dans la Loire et à Paris et travaille avec des personnes situées dans le monde entier.

Mélanie Roosen & Géraldine Russell

2
3

vous accompagnent chaque semaine sur Intelekto

le média dédié aux entreprises façonnant l’avenir de notre société

Recevez toutes les semaines
notre newsletter gratuite éditorialisée

* champs obligatoire

Rejoignez la discussion !

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

Mélanie Roosen & Géraldine Russell

2.jpg
3.jpeg

vous accompagnent chaque semaine sur Intelekto

le média dédié aux entreprises façonnant l’avenir de notre société

Recevez toutes les semaines notre newsletter gratuite éditorialisée

* champs obligatoire

Mélanie Roosen & Géraldine Russell

2.jpg
3.jpeg

vous accompagnent chaque semaine sur Intelekto

le média dédié aux entreprises façonnant l’avenir de notre société

Recevez toutes les semaines notre newsletter gratuite éditorialisée

* champs obligatoire