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Comment former les futurs dirigeants à l’intelligence économique ?

De jeunes hommes en train de parler en formation
© Dylan Gillis

À mesure que les entreprises et les institutions prennent conscience de l’importance d’établir une stratégie d’intelligence économique solide, un constat s’impose : en France, peu d’établissements dispensent des formations dédiées à la discipline. Et selon certains, c’est une erreur.

Dans sa proposition de loi portant sur la création d’un programme nationale d’intelligence économique, la sénatrice CRCE Marie-Noëlle Lienemann demande que « les établissements d’enseignement supérieur créent un module en matière d’intelligence économique à destination de l’ensemble des formations. » Le constat de départ ? Sans forcément être en retard, la France manque d’une conscience collective organisée en matière d’intelligence économique. Le pays compte peu de spécialistes dans le corps professoral, et encore moins de formations dédiées. Pendant ce temps, depuis la fin de la Guerre Froide, les États-Unis déploient nombre de cours et d’outils dédiés à l’intelligence économique, avec l’ambition de former les futurs dirigeants d’entreprise, de créer des liens avec la recherche, et de consolider une véritable culture commune sur le sujet.

Comment expliquer le manque de culture français ?

Nicolas Moinet est un expert de l’intelligence économique. Pour ce chercheur-praticien, enseignant à l’IAE de Poitiers, il y a un lien indéniable entre les débuts de la pratique et l’image qu’elle renvoie aujourd’hui. « Quand j’ai commencé à travailler dans l’intelligence économique, on ne pouvait pas parler de ‘renseignement’, ou de ‘guerre économique’. C’étaient presque des gros mots ! » De l’autre côté des frontières, nos voisins n’ont eu aucun mal à adopter très tôt une vision « martiale » de l’économie. « En Suisse ou aux Pays-Bas, par exemple, il n’est pas rare que les dirigeants complètent leur parcours avec une formation militaire. Il ne s’agit pas de passer 20 ans dans l’armée, mais d’adopter une posture complémentaire aux enseignements business. Dans l’armée, on apprend ce qu’est vraiment un collectif, à écouter les enseignements qui viennent du terrain, et à faire circuler l’information à tous les niveaux. C’est primordial pour comprendre l’adversaire. Et ce sont des choses qui ne s’apprennent pas en école de commerce ou en team building », regrette-t-il au regard de ce qui est fait en France. Il souligne toutefois certaines initiatives, à l’instar du programme HEC Entrepreneurs, créé par Robert Papin. Ancien officier parachutiste des commandos de choc et des nageurs de combat, « il a réussi à insuffler cet esprit guerrier à la formation. »

L’importance de la géopolitique

De l’aveu de Nicolas Moinet, ce qui manque aux dirigeants d’entreprise aujourd’hui, c’est une culture géopolitique. « C’est encore considéré comme une matière facultative, alors que cela devrait être un élément central de la stratégie de tout manager. » Un point de vue partagé par Ali Laïdi, fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique. « Sans formation dédiée, on ne peut pas attendre des dirigeants d’entreprise qu’ils fassent autre chose que de la veille. Ils ont les bases, mais ceux qui sont à la tête de petites structures n’envisagent pas qu’ils doivent se former aux enjeux de la géo-économie mondiale. »

Vers plus de formations dédiées ?

Christian Harbulot a fondé l’École de Guerre Économique en 1997. Pour cet ancien de Sciences Po, c’était une évidence : il fallait combler le déficit de l’enseignement supérieur sur le rôle de l’information dans les rapports de forces – y compris économiques. « Nous sommes dans un pays qui a une vision assez caricaturale de la compétition. On ne la voit qu’à travers des problématiques de marché, et cela se ressent dans l’enseignement. » Aux côtés du général Jean Pichot-Duclos, il décide de proposer une structure à contrepied du modèle éducatif classique, en insistant très tôt sur le concept de « guerre économique », celui de « guerre d’information », et la notion de puissance. « Nous voulions proposer une formation qui permette de comprendre l’accroissement de puissance par l’économie. » Un courant de pensée pas totalement aligné avec celui de l’OTAN. « Nous estimons que les conflits à venir vont avoir une dimension informationnelle de plus en plus forte. Je ne parle pas de manipulation inconsciente des esprits, mais de la construction des champs de connaissance, et de la manière dont ils s’opposent. » C’est-à-dire qu’au-delà des fake news et de la manipulation de l’opinion, les prochains conflits – qu’ils soient politiques, économiques ou stratégiques – seront dominés par la confrontation des idées. « Il faudra être capable de créer de la connaissance, d’occuper le terrain et de travailler les contradictions de l’adversaire pour gagner », prédit-il.

Pour transmettre cette façon de voir le monde aux étudiants, Ali Laïdi – qui intervient à l’EGE – souligne l’importance de l’opérationnel et du pratique. « Les élèves sont formés à protéger l’information, à aller la chercher, à contredire les attaques… et à attaquer lorsque c’est nécessaire. »

Dans sa forme originale, l’école accueillait une trentaine d’étudiants. « Aujourd’hui, ils sont à peu près 460 » à se former aux enjeux de l’intelligence économique chaque année, se félicite Christian Harbulot. Les formations initiales s’adressent aux détenteurs d’une licence et sont dispensées en présentiel, tandis que les formations pour les professionnels (qui représentent environ la moitié des étudiants) sont plutôt dispensées sous forme de modules, à distance.

Un succès qu’il estime devoir aux liens tissés avec des écoles d’ingénieurs comme l’Epita (dont certains élèves rejoignent l’EGE à l’issue de leur formation), à la méthodologie originale de l’école, et à son rôle de think tank. « Nous produisons beaucoup de connaissances : des articles, des ouvrages, des rapports d’alerte et de vigilance, des dossiers… autant d’éléments de communication qui se démarquent de ce qui se fait dans le monde universitaire classique. »

Protéger le patrimoine académique

L’EGE, et les quelques masters spécialisés sur l’intelligence économique, sont bien entendu ouverts aux étudiants étrangers. « Le risque, c’est que certaines personnes qui postulent ne nous veuillent pas forcément du bien, admet Christian Harbulot. Des gens qui viennent de centrales de renseignements étrangères, par exemple… » Pour ne pas se faire piéger, vigilance et lucidité sont de mise. « Nous sommes très attentifs à ce que nous transmettons, et à qui. Nous sommes habitués à cloisonner un certain nombre de choses pour ne pas aboutir à une situation absurde qui nous mettrait en danger. » À ce titre, le sénateur RDPI André Gattolin établissait en septembre 2021 un rapport d’information sur la protection de notre patrimoine scientifique et de nos libertés académiques. « C’est notre quotidien : par essence, on ne peut pas ouvrir nos portes à des milliers d’étudiants. Il est hors de question de privilégier le chiffre d’affaires à la nature patriotique de l’école. C’est aussi pour cela que j’ai déjà refusé d’aller enseigner en Chine : je ne peux pas nourrir cognitivement des gens qui pourraient se retourner contre nous », conclut-il.

Mélanie Roosen & Géraldine Russell

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