Les pépites étrangères qui souhaitent se développer doivent-elles forcément se tourner vers l’étranger ? La liste des licornes françaises de 2021 tend à confirmer le phénomène : les levées de fonds sont, en grande partie, menée par des fonds étrangers. La tendance dure depuis quelques années, et concerne des entreprises issues de secteurs très stratégiques.
Aldebaran Robotics, rachetée par Softbank (Japon), 2012
On se rappelle toutes et tous de Pepper, le mignon robot, star des aéroports et des salons en tout genre chargé d’accueillir les visiteurs. À l’origine du projet, une société française, Aldebaran Robotics, véritable pépite en matière de robotique. En 2012, le groupe japonais Softbank investissait 100 millions d’euros dans Aldebaran Robotics contre 78,6% du capital. À l’époque, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, mise beaucoup sur la robotique pour redresser le pays. Pour éviter le scandale, la vente est tenue secrète… mais fuite dans le Financial Times et Les Echos avant que les principaux intéressés n’aient le temps de confirmer. Plus tard, en 2015, Softbank monte à 95% sa participation au capital de l’entreprise.
Aujourd’hui, les robots de Softbank robotics sont utilisés dans de nombreux secteurs : le retail, la finance, la santé… Le Covid-19 a même donné de nouvelles fonctions à Pepper, qui se charge de détecter le bon port du masque, ou d’accompagner les entreprises dans de nouveaux dispositifs de téléprésentiel.
Capsule Technologie, rachetée par Qualcomm (États-Unis), 2015
La crise du Covid a rappelé l’importance de la santé en matière de souveraineté. En 2015, la société parisienne Capsule Technologie, spécialisée dans les solutions de connectivité des appareils biomédicaux, l’optimisation du suivi et de la prise en charge des patients, était rachetée par Qualcomm Life, la division santé de Qualcomm. Un mouvement pas si surprenant, puisque Capsule Technologie réalisait déjà la majeure partie de ses revenus aux États-Unis. Six ans plus tard, le gouvernement français fait de la santé connectée l’un de ses chevaux de bataille et lance une stratégie d’accélération sur la santé numérique.
Moodstocks, rachetée par Google (États-Unis), 2016
Experte en deep learning et reconnaissance d’images directement depuis la caméra des smartphones, la start-up Moodstocks n’aura pas mis longtemps à taper dans l’œil de Google. Intégrées au centre de R&D parisien du géant américain, les équipes se font plutôt discrètes depuis l’acquisition. Il faut dire que pour certains, la technologie pourrait transformer n’importe quel appareil qui en est équipé en véritable espion…
Medtech, rachetée par Zimmer Biomet (États-Unis), 2016
Les robots d’assistance chirurgicale de Medtech ont séduit Zimmer Biomet, leader mondial dans les soins musculosquelettiques. Une acquisition qui fait suite à un précédent rachat de la part de Zimmer Biomet : celui des brevets du premier robot produit la société montpelliéraine. À l’époque, la directrice de la communication de Medtech Sophie Munoz-Vincent expliquait qu’il s’agissait d’une nécessité. « Même si nous avions réussi à lever des fonds avec notre introduction boursière, l’effort financier pour poursuivre notre croissance à l’export, où nous faisons 80% de l’activité, était colossal et nous a poussés à privilégier cette option », déclarait-elle. Une opportunité manquée côté française, puisque la robotique figure dans le plan de financement de santé numérique du gouvernement.
eDevice, rachetée par iHealth (États-Unis), 2016
eDevice, entreprise bordelaise pionnière de l’IoT et leader de la santé connectée, a été rachetée par la Californienne iHealth, qui propose une gamme de produits de santé connectée. Le groupe a déboursé près de 94 millions d’euros pour acquérir la pépite française, avec l’objectif de répondre aux conséquences du vieillissement de la population et des solutions de mSanté. Pour les équipes d’eDevice, il s’agissait d’une opportunité pour « conquérir des marchés mondiaux, grâce à une présence géographique plus importante et davantage de ressources », selon les mots de son co-fondateur Stéphane Schinazi. Côté France, le gouvernement ambitionne de s’appuyer entre autres sur l’internet des objets pour dynamiser une médecine 5P (personnalisée, préventive, prédictive, participative, par des preuves).
Prophesee, soutenue par In-Q-Tel (États-Unis), 2016
Le cas de Prophesee a fait couler beaucoup d’encre. Il faut dire que l’entrée d’In-Q-Tel au capital de la start-up tricolore n’a rien d’anodin : il s’agit du fonds d’investissement de la CIA. La technologie de Prophesee est capable de reproduire les capacités de l’œil humain en matière de surveillance, de détection d’obstacles ou de ciblage d’individus. Cette prise de capital remonterait à 2016 et n’a été dévoilée qu’en octobre 2021 – tout en n’ayant pas été confirmée ni infirmée par les principaux intéressés. Par ailleurs, depuis l’été 2021, Prophesee compte également de nouveaux actionnaires chinois – Sinovation et Xiaomi. Pour de nombreux analystes, c’est une réelle perte de souveraineté. Le Sénat avait d’ailleurs publié un rapport en juillet 2020, soulignant que les technologies de défense françaises – auxquelles peuvent être rattachées les activités de Prophesee – sont « à la fois une conséquence et un instrument de la souveraineté, un élément indispensable de notre liberté. »
Sentryo, rachetée par Cisco (États-Unis), 2019
La start-up lyonnaise Sentryo a séduit Cisco avec sa solution de visibilité et de sécurité pour les réseaux de systèmes de contrôle industriels. L’objectif pour le spécialiste américain : renforcer son offre sur le marché de l’IoT industriel. Toujours basées à Lyon, les équipes de Sentryo bénéficient en contrepartie d’une meilleure visibilité à l’international : un an après l’acquisition, la technologie de Sentryo avait séduit des clients en Inde, au Japon ou en Australie et les effectifs de la start-up avaient doublé. De quoi faire craindre pour la souveraineté française, ou se réjouir ? La Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de l’École d’affaires publiques de Sciences Po se posaient la question à l’occasion d’une table ronde en présence de Sentryo : comment atteindre un équilibre entre investissements étrangers et souveraineté numérique dans un contexte de féroce compétition technologique entre les États ?
Alsid, rachetée par Tenable (États-Unis), 2021
La cybersécurité est, de l’avis de plusieurs experts, l’un des secteurs à protéger en priorité en matière de souveraineté. Cela n’a pas empêché l’Américain Tenable de racheter la pépite Alsid, qui propose une solution de protection et de sécurisation d’Active Directory, l’annuaire de Microsoft qui permet l’identification et l’authentification sur un réseau d’ordinateurs utilisant un système Windows. La solution permet ainsi d’identifier en temps réel les potentielles attaques. Une lourde perte, alors que la résistance s’organise du côté des fonds français et européens pour faire décoller les pépites cyber.
En-dehors des frontières françaises, les enjeux de protection des start-up stratégiques concernent l’Europe entière. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le Parlement européen à adopter le Digital Markets Act en décembre 2021. Le texte contient des mesures pour réguler les pratiques commerciales des grandes entreprises du numérique, afin de protéger de leurs appétits les pépites européennes. Reste à voir si protéger les jeunes pousses pourra leur éviter, à un stade de développement avancé, de passer sous le joug étranger : en 2018, le leader des micro-connecteurs pour cartes à puces Linxens, créé en 1986, s’était fait racheter par le groupe chinois Tsinghua Unigroup. À l’époque, le projet avait été validé par Bercy, qui jugeait que l’activité de Linxens n’était pas stratégique. Deux ans, une pandémie, et de nombreuses pénuries plus tard cette décision peut prêter à débat.