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Dominique Guellec (OST, ex-OCDE) : « Il faut développer un capitalisme français »

Dominique Guellec
© Dominique Guellec

Le gouvernement se réjouit de la place accordée à l'innovation dans l'économie française. Mais il reste beaucoup à faire, notamment si l'on compare la situation aux autres pays. Allocation des ressources, rôle de l'État... Décryptage de l'économiste Dominique Guellec.

« L’économie de l’innovation » est en marche, déclarait le secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques Cédric O à propos des levées de fonds records des licornes françaises. Une formule qui ne cache pas les ambitions gouvernementales en la matière,  notamment celle de voir une start-up entrer au CAC 40 dès 2025. Une stratégie encourageante, d’après l’économiste spécialiste des questions de recherche et d’innovation Dominique Guellec, qui alerte toutefois sur les freins qui subsistent en France. Interview.

Cédric O se réjouit que nous entrions dans une « économie de l’innovation ». Une expression que vous utilisiez en 2017 dans un ouvrage éponyme. À l’époque, qu’entendiez-vous par là ?

Dominique Guellec : Quand je parle d’économie, c’est au sens de discipline académique. J’étudie l’innovation technologique au prisme des outils de l’analyse économique. C’est un peu différent de ce qu’entend le gouvernement. Néanmoins, ce que je constatais à l’époque, et ce que constate le gouvernement aujourd’hui, c’est que les activités de l’innovation prennent une part de plus en plus importante dans l’économie. Elles déterminent les capacités de croissance, de création d’emplois, et les autres facteurs qui influencent l’économie d’un pays.

Le phénomène est-il nouveau ?

D. G. : Pas vraiment. Déjà dans les années 90, on parlait de « l’économie de la connaissance« . C’est une tendance de fond, qui remonte à des décennies, et qui s’est traduit notamment par une plus forte intensité en recherche des économies occidentales. Cela dit, la tendance s’accélère avec la numérisation des économies. Le positionnement relatif des économies – leur compétitivité et leurs performances en termes de croissance – est déterminé par leur capacité à se positionner sur cette trajectoire. Ce qui est nouveau en revanche, ce sont ces levées de fonds records. L’économie de l’innovation se développe. Et plus vite elle se développe, plus on profitera de ses bénéfices.

Qu’est-ce qui permet à une économie de se positionner ou non sur cette trajectoire de l’innovation ?

D. G. : C’est une combinaison de plusieurs phénomènes, assez complexes. Il faut d’une part beaucoup investir, et d’autre part avoir des structures économiques qui soient ouvertes et flexibles. L’idée n’est pas de toujours « ajouter » de nouveaux concepts ou projets, mais de savoir en retrancher parfois, pour aller vers une forme de destruction créatrice afin de réallouer les ressources de la société. Lorsque le métal est arrivé, nos ancêtres ont délaissé les outils en pierre taillée. Plus récemment, l’arrivée des véhicules électriques repense la façon dont nous allouons les ressources des moteurs à explosion. Il faut donc avoir conscience que même en investissant, une économie de l’innovation peut détruire des emplois en même temps qu’elle en crée.

Cela demande un équilibre précis dans la distribution des ressources…

D. G. : Du côté de l’État, cela signifie qu’on ne peut pas « gaspiller » d’argent. Débloquer 30 milliards pour investir dans certains secteurs, c’est une bonne chose. Mais il faut être très prudent sur la façon de les dépenser. La difficulté, c’est que la France s’enferme parfois dans des impasses : le gouvernement fait les choses à grande échelle et dans la durée, mais l’innovation est un paysage mouvant, difficile à anticiper. Du côté des entreprises, cela implique d’avoir une attitude ouverte. L’innovation se trouve à la frontière des connaissances : on a des idées, on essaye, on y va, on échoue souvent. La plupart des innovations échouent. Il faut rester ouvert aux opportunités pour être capable de les détecter, tout en sachant accepter les pertes et arrêter l’engagement si cela ne fonctionne pas.

Est-ce une bonne chose que l’innovation fasse partie de l’agenda politique ?

D. G. : En termes d’investissement, oui, mais l’Etat doit rester dans son rôle. L’État représente les citoyens, la demande publique, l’intérêt collectif. En matière de santé, par exemple, il est important que l’État se positionne, en l’occurrence qu’il finance et organise la recherche fondamentale. Mais si l’on considère les événements récents, c’est la mobilisation des entreprises qui a permis de trouver un vaccin contre le Covid aussi rapidement, montrant une capacité à mobiliser et développer des découvertes issues de la recherche publique. Aucune administration publique n’aurait été capable de faire cela. La complémentarité entre les entreprises et l’État a été essentielle.

L’équation idéale, c’est de laisser l’État investir et les entreprises piloter l’innovation ?

D. G. : Ça dépend des cas. Il faut impliquer les PME et les start-up et faire jouer la concurrence. L’État doit restreindre la tendance qu’ont certains gros acteurs à prendre beaucoup de place, il doit préserver l’ouverture du marché des idées aux acteurs nouveaux, qui sont porteurs des idées les plus nouvelles : que ce soit en matière d’énergies propres, de santé, d’intelligence artificielle ou d’ordinateur quantique. Ne travailler qu’avec les grands acteurs, publics ou privés, amènerait à se cantonner aux voies existantes, qui ne sont pas nécessairement mauvaises mais qui risquent d’être rapidement dépassées.

Selon vous, une start-up au CAC 40 pourrait-elle encore innover ?

D. G. : L’innovation n’est pas une question de taille. On voit bien, aux États-Unis notamment, que les entreprises les plus innovantes sont souvent celles qui ont les cotations les plus élevées. Les GAFAM, par exemple, sont très innovantes – ce n’est pas sur ce sujet qu’elles sont attaquées. Ce qui fait qu’une entreprise innove ou non, c’est surtout son exposition à la concurrence… et son âge. Le problème de la France – et, plus largement, de l’Europe – c’est que nos grandes entreprises sont « vieilles ». Le CAC 40, c’est une vraie maison de retraite ! Ça n’enlève rien à la qualité des entreprises qui en font partie, mais force est de constater qu’il n’y a pas de jeunes entreprises, notamment du secteur de la tech.  

Comment expliquez-vous ce manque de « jeunesse » au sein du CAC 40 ?

D. G. : Il y a beaucoup de start-up qui se lancent en France. Ce n’est donc pas un problème de création d’entreprise, mais un problème d’expansion. Quand on croît, il faut accéder aux marchés et aux capitaux. Or nous n’avons ni les uns, ni les autres. C’est ce qui explique que la plupart des start-up françaises qui ont compté ces dernières années ont dû se déplacer aux États-Unis, afin de réaliser des tours de table à 100 millions d’euros plutôt que 20. On dit souvent que la France est un capitalisme sans capital. Historiquement, c’est l’État qui apportait le capital. Il faut changer cette dynamique, développer un capitalisme français !

Au-delà des financements, qu’est-ce qui freine l’innovation en France ?

D. G. : La société française doit retrouver le goût du risque, dépasser le « principe de précaution » qui tend à figer les choix avant de les avoir testés. Toute technologie nouvelle est associée à des dangers, et parfois des dommages effectifs, en plus des bénéfices qu’elle apporte. Souvent les dommages effectifs sont visibles immédiatement, ce qui est plus rarement le cas pour les bénéfices. Si on s’empêche d’innover au nom des dommages qui pourraient exister, en refusant même de les tester et en ignorant les bénéfices potentiels, alors on arrête tout. On le voit bien avec l’intelligence artificielle : le débat en France et en Europe est dominé par la peur des effets négatifs sur l’emploi ou les libertés qui pourraient en découler. Bien sûr qu’il y a des dangers, mais les bénéfices à espérer sont aussi immenses, par exemple pour l’environnement, la santé, l’emploi et même la sécurité routière. En refusant la confiance et l’expérimentation, par des législations lourdes et prématurées, on se prive d’explorer des pistes prometteuses et on laisse les États-Unis et la Chine nous distancer. Nous avons pourtant de nombreux entrepreneurs, nouveaux ou déjà établis, qui bouillonnent d’idées. Il faut simplement leur donner les moyens d’innover.

Biographie

Dominique Guellec est économiste, spécialiste des questions de recherche et d’innovation.  Il a été responsable du service des politiques de science et technologie à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), élaborant des analyses et des recommandations politiques dans ces domaines pour la cinquantaine de pays participants aux travaux concernés : recherche, innovation, biotechnologie, espace, etc.  Il a été chef économiste de l’Office Européen des Brevets en 2004-2005. Il est actuellement Conseiller Scientifique à l’Observatoire des Sciences et Techniques, où il pilote un projet d’utilisation les techniques d’analyse sémantique sur les brevets, en vue notamment de calculer des indicateurs reflétant la nouveauté et l’impact des inventions. Il a publié de nombreux articles académiques et plusieurs ouvrages concernant la propriété industrielle, l’innovation et la croissance, en français et en anglais (entre autres : Les nouvelles théories de la croissance, La Découverte 2004 ; Economie de l’innovation, La Découverte 2017 ; The Economics of the European Patent System, Oxford University Press, 2007).

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