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Benjamin Bayart (OCTO Technology) : « Dans le cloud comme ailleurs, il ne faut pas se dire que les plus gros sont les meilleurs »

© Ophelia Noor sous licence Creative commons

À ériger certaines solutions comme étant les seules valables, les géants du cloud se permettent de recourir à des pratiques peu vertueuses.

Benjamin Bayart est un « vieux con des Internets ». Enfin, ça, c’est lui qui le dit. Comprenez par-là que le web, il est tombé dedans il y a longtemps, et que les idées qu’il défend sont assez cadrées. Pour celui qui a cofondé la Quadrature du Net, association de défense des droits et des libertés en ligne, il est temps que le numérique prenne ses responsabilités. Le cloud ne fait pas exception à la règle. C’est l’idée qu’il a défendue lors d’une conférence à l’USI, en juin 2022. L’enjeu qui prime, selon lui ? L’éthique, plus que la souveraineté. Interview de celui que l’on aurait plutôt envie de qualifier de vieux sage des Internets.

Intelekto : Quel est le défaut principal des acteurs du cloud aujourd’hui ?

Benjamin Bayart : Contrairement à ce que l’on entend beaucoup, je ne dirais pas que le gros défaut des acteurs dominants du cloud soit leurs actionnaires étrangers. Je dirais que c’est leur business model. Ils ne vivent que du fait d’exploiter les données personnelles des gens pour que des publicitaires puissent mieux manipuler les foules et les inciter à surconsommer des ressources dont nous ne disposons pas, ou plus. Je pourrais résumer cela en disant que la conséquence directe de leur business model, c’est de détruire le monde.

N’est-ce pas un peu exagéré ?

B. B. : Je le dis peut-être de façon provocante, mais c’est la vérité. Et c’est pour cela qu’il ne faut surtout pas tenter de reproduire à une échelle locale ce qui se fait ailleurs, avec les vices que nous connaissons.

Quel est donc l’enjeu des nouveaux acteurs du cloud ?

B. B. : Dans l’idéal, il faudrait produire un écosystème composé d’entreprises de tailles différentes, pour répondre à tous les besoins. Parce qu’aujourd’hui, si on ne se renseigne pas bien, il est aisé de penser qu’il n’y a qu’Amazon sur le marché. Or, si je suis le directeur technique d’une petite start-up et que je choisis la solution d’Amazon, je n’ai aucun levier de discussion ! La seule relation qui peut exister est une relation de domination. Dans l’idéal, il faudrait un petit fournisseur, avec lequel je puisse parler, faire mon éducation numérique, grandir… À l’inverse, si je travaille dans une grande banque ou pour un acteur du CAC 40, je ne dois pas faire appel à une PME : chacune de mes demandes l’écraserait. Il faut accepter le fait d’avoir un interlocuteur à sa taille. Contrairement à ce qu’essayent de nous faire croire les Gafam, « one size does not fit all » (« une même taille ne peut pas correspondre à tout le monde », NDLR).

Comment expliquer, alors, que nombre de petites entreprises fassent appel aux géants du numérique ?

B. B. : Je dirais que c’est surtout une question de paresse intellectuelle, et de peur des représailles. S’il y a un problème mais que la solution choisie est connue et reconnue, un patron pourra difficilement blâmer son responsable informatique.

Ne risque-t-on pas, tout de même, d’éviter les mauvaises surprises en choisissant les solutions des Gafam ?

B. B. : C’est un réel problème de penser que les plus gros sont les meilleurs. Interrogez-vous : pensez-vous que la chaîne de restauration la plus grosse et la plus implantée dans le monde fasse les meilleurs plats ? Ou que la marque de vêtements qui confectionne le plus de pièces le fait dans les meilleures conditions ? Je crois beaucoup à la notion d’artisanat. Si vous avez une fuite d’eau dans votre appartement, vous n’allez pas appeler le n°1 international de la plomberie. Vous allez chercher un bon artisan, près de chez vous, qui ne vous surfacturera pas pour votre problème. Il faut chercher la même chose en matière d’informatique.

Peut-on espérer voir éclore des artisans éthiques du cloud ?

B. B. : Il faut tout d’abord rappeler qu’il y a de bonnes solutions qui existent en France et en Europe. Mais je tiens à souligner l’importance de la formation des ingénieurs et des développeurs aujourd’hui. Ils n’ont aucune compréhension d’analyse des enjeux éthiques. Ce n’est pas leur faute : on ne leur apprend pas. Il leur manque des bases de sociologie et d’anthropologie pour renverser le statu quo.

Quelles questions devraient-ils se poser ?

B. B. : Il y a une vraie position d’abus et de domination des développeurs. Il faut qu’ils s’interrogent sur la façon de limiter leur propre pouvoir. C’est vraiment un enjeu clef pour les décennies à venir. Pendant des années on s’est demandé ce que l’on pouvait faire avec un ordinateur et comment l’atteindre. Aujourd’hui, il faut se demander ce que l’on doit faire avec un ordinateur, et comment limiter le reste pour redonner une forme de contrôle aux utilisateurs.

Faut-il légiférer sur le sujet ?

B. B. : Il existe en France une avancée considérable sur ces sujets-là. En termes de culture, mais aussi de législation. Le problème, c’est que la législation n’est pas toujours appliquée. Je pense que l’on pourrait multiplier par 30 les équipes de la Cnil : on ferait facilement entrer l’équivalent de 30 millions d’euros dans les caisses de l’État en amendes. Mais le fond du problème, c’est qu’en termes de respect des libertés individuelles ou d’écologie, ce sont les gens qui saccagent le monde qui sont au pouvoir. Nos politiques font la cour aux grosses entreprises, aux grosses croissances. Et tant que cela ne changera pas, il sera difficile de faire infuser une culture éthique aux entreprises – du numérique, et d’ailleurs.

Biographie

Benjamin Bayart, né le 24 octobre 1973, est un ingénieur français et un militant pour les libertés fondamentales, la neutralité du net et le logiciel libre. Il a notamment cofondé la Quadrature du Net. Auparavant, il a été pendant 15 ans président de French Data Network, le plus ancien fournisseur d’accès à Internet encore en exercice en France.

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